Texte inspiré par : « Inflated Tear » de Rahsaan Roland Kirk
(à écouter avant, pendant ou après la lecture)
Il fait bon ici. Il fait bien chaud, c’est pas comme dehors. Dehors, on sent le froid, jusqu’à l’os. Il n’a pas encore neigé. Pourtant c’est bientôt Noël. Noël sans la neige… quelle tristesse ! J’aime bien Noël. Toutes ces lumières, ce monde dans la rue, ces magasins qui restent ouverts tard, ces pères noël à tous les coins de rue. Oui, des faux, je sais, je sais : ce sont des faux. Il y a aussi les maisons qui se préparent depuis le début du mois : le calendrier de l’Avent et ses surprises cachées derrières les fenêtres de chaque jour, et puis la crèche à confectionner dans un coin du salon. Les santons rangés dans la boîte à chaussure, soigneusement emballés dans du papier de soie, la vache avec sa corne cassée et le bout de fil de fer qui dépasse encore, l’âne dont les oreilles ressemblent à des pales d’hélicoptère, les bergers qui sont beaucoup trop petits pour les moutons qu’ils gardent, le Saint-Joseph et la Sainte-Marie qui tiennent bien à genoux sur le papier froissé imitant la roche, et le Petit Jésus en cire, le plus soigneusement emballé de tous, qui résiste si bien malgré toutes ses années de service. A la fin, si tout est bien en place, on a le droit de déchiqueter de la ouate pour faire la neige. Mais elle n’est pas comme celle de dehors, celle des batailles, des bonshommes, et des pieds qui s’enfoncent en crissant doucement sur les grands déserts blancs. Ah ! j’adore le soir de Noël, cette attente excitée, et puis les cadeaux, les cadeaux ! Les boîtes et papiers qu’on déchire, les jouets qu’on extirpe. J’aime jouer. Depuis mon premier hochet, j’aime bien cela… Et puis j’aime bien casser aussi. Surtout quand cela fait plein de bruit ! Tiens, le petit piano…
Aïe ! Maman, pourquoi me fais tu cela ? Ouille ! Mais je suis sage pourtant, maman ! Regarde ! Regarde ! Je jouais sur mon petit piano. Je ne faisais même pas vraiment du bruit. Oui, oui, je sais. Cela t’énerve ! Mais ne me fais plus mal, je t’en prie ! Tu es nerveuse aujourd’hui, je le sens. Tu ne m’aimes pas. Tu ne m’aimes plus. Je ne toucherai plus au piano, promis maman ! J’ai trop besoin de tes caresses. C’est tellement bon d’être contre toi, la tête posée sur ton corsage à te sentir respirer… Tu te souviens lorsque je te demandais si cela s’écrivait en un ou deux mots, corsage ?!! Ton rire soulevait alors tes seins si doux. Ah, comme c’était bon la tétée… Ce lait tiède à satiété. Pas compliqué la vie ! Un grand cri, quelques pleurs, des gémissements, et tout de suite tes bras bien chauds et le goût délicat du lait qui s’écoule dans mon gosier… Incomparable ! Même le capuccino de la place Saint-Marc à Venise un petit matin de printemps n’a pas un goût équivalent… Quoique… Quoique… Celui de tes lèvres blanchies par la mousse de lait saupoudrée de chocolat, celui-là, c’est autre chose… Un régal ! Surtout après cette nuit de noces et ce qui va suivre, le long des quais, jusqu’à l’hôtel, le ventre irradié par le désir, à faire mal, mal, mal !
Maman, je suis sage ! Arrête, maman, j’ai mal ! Je n’ai pas fait de bêtise ! Je ne l’ai pas fait exprès ! Je m’amuse gentiment, tu sais. J’aime jouer tout le jour jusqu’à ce que le soleil s’assoie sur l’horizon. Les ombres s’allongent, les fourrés soupirent. C’est l’heure où les animaux cherchent la paix, et je suis là pour la leur donner avec mon arme. J’aime bien cela : une pression imperceptible sur la gâchette qui claque comme l’élastique de l’attente tendue à se rompre. Et ce bond en arrière de la bête touchée… Ce décroché gracieux de l’oiseau en plein vol qui fait la pierre dans un panache de plumes… Ce petit cri, quelquefois, et puis le corps encore chaud… Et ce regard curieux qu’il a eu en portant les mains à son ventre… Sa chemise et son pantalon qui se teintent de rouge alors que la douleur n’a pas encore atteint sa conscience… Cette expression d’étonnement indicible en observant ce qu’il tient entre ses mains et qui sort de son ventre… Je ne l’ai pas fait exprès ! Je l’ai dit à la police. Mais il voulait te prendre à moi. Tu comprends cela ? Impossible ! Je ne peux pas le permettre. Je t’aime trop ! Tu le sais. Alors, pourquoi me faire du mal ? Tout va recommencer comme avant, à Venise. Nous allons faire un autre enfant. Oui, un garçon, pour changer. Nous le regarderons grandir et vieillir avec nous. Il jouera avec sa sœur, elle s’en occupera bien. Je l’aime, notre fille, tu ne peux pas prétendre le contraire. Non, tu ne peux pas. Mais les garçons ne doivent pas l’approcher. Elle vaut mieux que cela. Elle est trop jeune. Jamais je ne les laisserai faire. Je ne veux plus d’ennuis. Je suis un bon père. C’est sûr. Je ne veux que la paix. J’ai du travail. Mes affaires. Occupez-vous donc des vôtres !
Aïe ! Arrêtez de me fouailler les entrailles ! Maman, je t’en prie, aide-moi ! Je t’aime, tu sais. Je veux un câlin. J’ai besoin de ta main me caressant la tête. Cela me calme. Allons nous étendre dans la chambre. S’il te plaît. J’ai besoin de ton corps contre le mien. Je te veux nue sous moi, et tes soupirs lascifs. Il me faut ton regard rivé au mien. Le bureau attendra. Nous partirons en voyage, nous irons nous brûler au soleil, nous rirons dans les vagues, nous visiterons l’Italie, surtout Venise. J’aimerais tant connaître Venise. Nous allons d’abord nous marier. Je vais demander ta main à tes parents. Je ne suis pas si jeune que cela. Je vais leur plaire. Ils ne peuvent pas refuser. Les miens ne diront rien, j’en suis sûr. Nous allons faire une grande fête sous les platanes de la terrasse avec tout le monde. Un vrai repas de noces comme dans le temps. Oh ! j’ai faim. Embrasse-moi ! J’ai mal au ventre, maman ! Il faut appeler le docteur. Ouille ! Tu es méchante ! Laisse mon piano, je n’y jouerai plus. Ne le prends pas s’il te plaît. Laisse-moi tranquille. Méchante ! Tu ne m’aimes pas. Tu ne m’as jamais aimé. Ton lait est aigre comme de la pisse de bique… J’ai envie d’uriner, maman. Je ne me retiens pas. Tant pis. Tu essuieras. Tu es là pour cela. Fais-moi un sourire.
Aïe ! Tu me fais tellement mal, tu sais. Tu n’as pas le droit ! Tu m’arraches les tripes pour te venger de l’autre, c’est cela, hein ?! Ce n’est pas ainsi qu’il reviendra… Laisse-moi tranquille. Je ne veux plus jouer avec toi. Tu me fais trop souffrir. Vas-t’en ou je te pince les fesses !
Laisse-moi tranquille, je te dis, laisse-moi en paix ! Cela ne m’amuse plus !
Ouille ! Je vais le dire à ma maman, et elle te volera dans les plumes ! Elle ira même voir tes parents. Ce sera bien fait pour toi !
Laisse-moi tranquille, Aïe!, s’il te plaît laisse-moi tranquille, je te…
D’une lente caresse sur le visage, le médecin referme les paupières du cadavre. Il se redresse et se tourne vers la vieille dame assise à côté du lit d’hôpital. La septuagénaire est toute menue, tassée sur son siège. Ses mains se tordent sur sa jupe noire. Son visage est tourné en une muette interrogation vers l’homme vêtu d’une blouse blanche.
L’homme la dévisage un long moment, puis se décide :
– C’est fini… Votre père est mort.
Elle grimace comme un sourire, et entreprend de se lever tout en déclarant :
– Ce n’est pas trop tôt. Je vais enfin pouvoir vivre, maintenant.
© Lisiere et D.Bouillot 2021