Avoriaz

L’obscurité a fini par envahir toute la montagne, effaçant le rose déposé sur les sommets par le soleil couchant. D’après ses estimations, il lui reste encore deux ou trois heures avant d’atteindre les premières pistes de la station, et peut être encore deux pour rejoindre son cœur, à moins qu’il ne parvienne à croiser une dameuse qui pourrait l’y emmener, ce qui serait fort salutaire, vu l’état de fatigue dans lequel il se trouve. Mais pas question de s’arrêter si près du but, il sent trop l’écurie maintenant. Pourvu qu’il y ait encore un bar ou un resto d’ouvert, histoire de fêter dignement son retour à la civilisation. Il en rêve depuis quelques jours maintenant, lui qui pourtant était si content de quitter ce monde frénétique il y a trois mois, quelques jours après le réveillon, pour faire cette randonnée hivernale en solo et sans moyens numériques. Un bon jeu de cartes topographiques, une boussole, voilà tout. Il n’avait pas cherché à communiquer sur son projet. Son but était juste de se retrouver lui-même, de lâcher un peu la pression sociale, le stress 24/24, la dictature des médias de tout poil, de se donner le temps de goûter la nature dans ce qu’elle a de plus sauvage et exigeant sans chercher l’exotisme tendance. C’était sa traversée en solitaire, lui qui n’était pas marin et qui adorait la montagne. Mais voilà, la montagne a pris tout ce qu’il lui a donné, et même un peu plus. Juste ce qu’il faut pour retrouver l’envie de se mettre au chaud dans un profond fauteuil à agiter les orteils devant une bonne flambée, un verre de grog à la main. Il est parti des Dolomites, a traversé les Alpes de Sarntal, Ötztal, Sesvenna, Albula, Oberhalbstein, Adula, Saint-Gothard,  Leone, Mont Rose, Mont Blanc, Aiguilles rouges, Haut-Giffre et enfin Chablais avec sa destination finale, Avoriaz, sa station favorite où il a un point de chute et quelques bons amis qui doivent l’attendre. Une ruche de béton étendant des câbles d’acier à l’assaut des pentes, sans voiture aucune, seulement des traineaux tirés par des chevaux et quelques engins utilitaires, forcément. Il accélère le rythme, impatient qu’il est de s’y retrouver. La lune s’est levée, donnant à la neige des reflets argentés. Il discerne sans problème tous les détails du relief, un vrai bonheur. Venant de ce délicat Pas d’Encel, il compte rejoindre la piste de Grand Paradis près de Champery, et s’il ne trouve personne, passer sous la Pointe de Vorlaz pour redescendre sur Avoriaz. Trois ou quatre heures, c’est peut être court, mais la neige est bonne et ses skis accrochent bien dans les montées. La descente finale sera un vrai plaisir s’il n’est pas trop crevé. Arrivé au Pas de la Chavanette, il lui suffit de descendre la bleue pour rejoindre la station. S’il discerne parfaitement les reliefs, tout le fond de la vallée reste sombre, et il ne parvient pas à distinguer de lumière. La descente est facile, mais il s’étonne que la piste ne soit pas damée. Il ne voit même pas de marques de spatules. Bizarre. Il finit par atteindre les résidences des Hauts-Forts plongées dans l’obscurité, tout comme le reste de la station au fur et à mesure qu’il progresse. Personne. Pas de traces nulle part. Tout est fermé, même les brasseries, la discothèque de la Place du Snow. C’est là qu’il sent comme une odeur de cigarette. Immobile, tous les sens aux aguets, il parvient à distinguer le faible bout rougeoyant dans une encoignure sous l’enseigne de la pharmacie. Alors qu’il s’en approche, une voix le hèle : « Holà, t’es qui toi ? ». Il stoppe net puis se remet en marche. La voix le stoppe à nouveau sur un ton plus agressif : « N’avance pas plus ! Je suis armé… Dis-moi qui t’es, nom de Dieu ! ». Il s’arrête à nouveau, se racle la gorge et lâche sur un ton las « Je suis un randonneur, j’arrive des Dents Blanches… ». Un silence, puis « Parle plus fort, j’entends pas ». Il se racle à nouveau la gorge puis répète. L’autre se marre :
  • C’est ça, et moi je suis le Père Noël.
  • T’as qu’à venir voir, si tu ne me crois pas !
L’homme à la cigarette se tait. Un trait rouge indique qu’il vient de jeter le mégot dans la neige, puis un spot s’allume au pied des marches.
  • T’as ton masque ?
  • Ben… Oui… Mais enfin…
  • Alors mets-le et approche-toi sous la lumière.
« N’importe quoi… » maugrée-t-il en fouillant dans son sac ventral pour en sortir son masque de ski. Il le chausse puis s’avance dans la lumière.
  • Stop !!! Mais t’es con ou quoi ? Je te parle de l’autre !
  • Quel autre ?
  • Tu te fous de ma gueule ? Chirurgical, le masque !
  • Désolé, mais je ne sais pas de quoi tu parles. Ça fait trois mois que je crapahute dans les Alpes, qu’est-ce que tu veux que je fasse avec un masque chirurgical ?!!
  • Tu viens d’où ?
Il commence à en avoir marre de ce dingue, mais il n’a pas envie de se retrouver avec une balle mal placée, alors il joue le jeu. Il lui raconte son périple dans les grandes lignes. Le type finit par dire :
  • O.K., je veux bien te croire…
  • Alors tu peux baisser ton arme ?
  • Arrête, je n’ai pas d’arme ! Tu m’as fait peur car on ne voit plus personne. Et en plus la nuit. Alors ça m’a pris peut-être parce que j’ai trop vu de thrillers ces derniers jours… Je suis désolé mais là, tu arrives au mauvais moment. La station est fermée depuis quinze jours. Tout le monde est parti, manu militari.
  • Mais pourquoi ?
  • Un virus particulièrement méchant et contagieux. Ils ont découvert que le premier foyer d’infection était apparu ici. Alors, zou, tout le monde dehors, on ferme ! L’avantage de la station en plus, c’est qu’elle n’a qu’une voie routière d’accès. Alors ils ont mis l’armée en bas dans la vallée : plus personne ne passe.
  • Et toi ?
  • Oh, nous sommes une petite dizaine à être restés planqués ici. Ils ne risquent pas de nous trouver, on connait trop bien la station. Et puis on a largement ce qu’il faut comme réserves pour tenir le coup le temps qu’il faudra. Nous, on n’y croit pas à leurs conneries. D’ailleurs la preuve, on se porte comme des charmes. C’est un coup des écolos pour tuer les sports d’hiver, ou bien des labos pour se faire plein de fric, je sais pas, mais en tout cas, on ne marche pas. On reste ici tranquilles et on attend que ça passe.
  • Et moi ?
  • Ben toi, c’était pas prévu. À la radio, ils disent qu’il faut mettre les cas douteux en quarantaine, mais juste pour douze jours. Alors c’est peut-être ce qu’on pourrait faire : on t’enferme dans un studio avec des provisions et on revient douze jours plus tard voir comment ça s’est passé. Qu’en penses-tu ?
  • Bah pourquoi pas ?
  • Bon, ne bouge pas, je vais en discuter avec les copains et je reviens dans dix minutes. Ah, en attendant tu peux enlever ta connerie de masque !
Les dix minutes prennent un quart d’heure, puis vingt minutes. Enfin, l’homme réapparait sur le seuil, un masque chirurgical à la main : « On a fini par se mettre d’accord et te trouver un point de chute ». Il se rend compte que le halo lumineux est vide. Il l’éteint afin de mieux discerner les alentours tout en poursuivant dans un petit ricanement : « Mais tu vas devoir payer ton séjour… ». Baignée par le clair de lune, la masse des immeubles se détachent sur le fond abrupt des falaises. Suspendus à leur câble, quelques télésièges immobiles accrochent la lumière laiteuse. Il reporte son regard sur la place enneigé sans distinguer de silhouette. Il poursuit en haussant le ton : « Tiens, je t’ai apporté de quoi nous rassurer, tu peux aussi remettre ton masque de ski, on ne sait jamais ». Personne. Cette fois, il crie vraiment : « Eh, tu réponds ?!! ». Silence. « Ben merde, il est passé où, le con ?!! ».
© Lisiere et l’auteur 2021