Départ

Texte inspiré par : « Gnossienne N°3 » de Erik Satie 
interprété par Jacques Loussier Trio
(à écouter avant, pendant ou après la lecture)

   Avant de partir, j’ai tant de choses à vous dire.

   Malgré cette certitude que vous avez toujours eue, vous n’êtes peut-être pas encore prête à accepter l’idée de mon départ. Il le faut bien pourtant. Comment échapper à son destin ? Vous le saviez dès notre rencontre. Le vouliez-vous ? L’inexpérience d’une relation telle que la nôtre me le laisserait bien penser. Nous n’imaginions ni l’un ni l’autre toute l’aventure dans laquelle nous allions nous engager. Je reste persuadé que c’était mieux ainsi. Que c’est mieux. Laissons à la Vie le soin de tirer des lignes avec nos craies sur son grand tableau noir jusqu’à ce qu’elle les use ou bien les brise.

   Je voudrais vous parler de notre rencontre comme je l’ai vécue. Trouverai-je seulement les mots ? Ce moment inoubliable où pour moi tout a commencé, celui où « avant » et « après » ont pris un sens (et pour vous ?). Je la ressens encore comme un grand frisson, un bouleversement dont je ne suis pas remis. Bien sûr nous sommes ensuite passés par les étapes obligatoires : apprendre à se découvrir, à se connaître, à s’apprécier, à s’aimer, à être ensemble, à vivre avec, à se supporter. Mais toujours je conserve cet émerveillement de votre présence ici, avec moi. Qu’aurais-je pu être sans vous ? Que serait devenu cet univers qui m’entoure ? Grâce à vous, j’ai découvert ce que l’existence offre de plus beau, de plus précieux. Douceur, amour, attention, chaleur, plaisir, le paradis ne fut pas un vain mot.

   Que pourrai-je demander de plus ? Vous m’avez tout donné de vous. Je pars comblé, quand bien même tout ce temps m’a paru bien court, mais pourtant si dense, chaque seconde apportant son émerveillement si particulier. Je porte chacune d’entre elles en mon cœur comme un trésor inestimable, un talisman contre l’avenir incertain qui m’attend maintenant. Avenir, quel drôle de mot qui me vient à l’instant du départ… Je l’imagine comme un grand espace blanc, vide, froid, une essence de lumière glacée sans réelle consistance. Je n’ai pas d’imagination. Manque de temps. Et ce sentiment d’avoir tout fait, tout connu. Je n’ai pas peur de quitter cette enveloppe charnelle. Seul ce vague regret de vous laisser avec un grand vide. Qu’allez-vous devenir ?

   Je voudrais tant que vous restiez sourire, que le souvenir de ma présence continue de vous habiter avec intensité. Pensez à oublier ces quelques moments de tension que nous avons connus de temps à autre, lorsque j’étais trop présent pour vous, ou bien le contraire. Pouvait-il en être autrement ? Le bonheur est un astre qui engendre des ombres d’autant plus profondes qu’il étincelle. Quant à moi, je pars avec le tiède de votre corps contre ma peau, le doux de vos caresses, le pulsé de votre cœur rythmant notre temps et la mélodie de vos mots tendres qui m’ont appris la vie.

   Je m’en vais, ma Mie, je le dois maintenant : le temps me presse. Que mon amour vous reste à jamais.

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   Dans la lumière crue de la salle d’opération, un gémissement retentit. Puis le silence.

   Le chirurgien se pencha, tira doucement vers lui la petite chose gluante, la prit par les pieds et lui asséna une magistrale claque sur les fesses : « C’est un superbe garçon, Madame ! Félicitations »

   Le premier pleur libératoire du nouveau-né déchira l’air.

© Lisiere et D.Bouillot 2021