Grasse

J’ai fini par la garer, cette saleté de voiture. Dans un parking tout de béton vêtu, gavé de chaleur, une tombe dans cette ville impénétrable. Presque trois quart d’heure à essayer de m’approcher de mon but, j’ai abandonné, à croire que la municipalité a tout fait pour éloigner le monde de son centre, à moins que ce ne soit cette saleté de GPS qui n’en est pas à son premier coup d’essai pour me paumer. Il va bien falloir que j’accepte de l’actualiser si je ne veux pas trop me retrouver en Christophe Colomb de la route. Sûr, elle n’est pas jeune, cette bagnole, mais je n’ai pas encore les moyens d’en changer.

Il fait toujours aussi chaud dehors, bien qu’on soit en septembre. La petite place sur laquelle débouche l’escalier pisseux du parking est déserte. Quelques détritus, dont des cagettes défoncées et des épluchures, témoignent d’un marché qui a du se tenir ici ce matin. Sur la droite, une ruelle sans nom pourrait bien monter vers le centre, mais mon smartphone ne veut rien savoir pour m’aider à la situer. Je soupire.

   – Vous cherchez quelque chose ?

Je me retourne et découvre une jeune femme qui me sourit en refermant derrière elle une lourde porte ouvragée.

   – Euh, je ne trouve pas cette rue, dis-je en lui montrant mon écran.
   – Dites-moi plutôt où vous allez, si je peux vous aider…

Sa voix chante le sud. Je ne lui donne pas la trentaine à ce joli visage opalin encadré par une courte houle de cheveux sombres. Elle est vêtue d’une robe claire, simple et légère qui lui couvre les genoux. Jolies jambes chaussées de sandales dorées. Toujours souriante, une ombrelle rose à la main, elle attend que j’aie fini mon examen.

   – Vous n’êtes pas très rapide, me dit-elle, ou peu galant. Il ne m’a pas fallu tant de temps pour voir que vous étiez plutôt mignon.

Je me sens rougir sous son regard pétillant et lui montre l’adresse à laquelle je dois me rendre.

   – Ah oui, dit-elle après un long moment d’examen, je vois. C’est l’hôtel Pontevès.
   – Mais ce n’est pas un hôtel…

Elle ignore ma remarque.

Venez, suivez-moi, je sais parfaitement où il se trouve.

   – Merci, mais je vous dérange, non ? Vous allez dans cette direction ?
   – J’ai tout mon temps ! Et puis vous savez, c’est une ville où on s’ennuie assez vite. Alors oui, disons que je vais dans cette direction.

Elle ouvre son ombrelle, la lève afin de nous protéger tous les deux, et me prend le bras d’autorité. Nous enchaînons d’un bon pas les ruelles qui s’élargissent peu à peu. Il y a de plus en plus d’animation, la saison touristique bat encore son plein.

   – Vous parliez d’un hôtel, vous y avez résidé ?

Elle marque un temps d’hésitation.

   – N’en parlons plus. c’est du passé. Mais qu’allez-vous donc y faire ?
   – En fait j’ai rendez-vous pour mon travail.

Je consulte discrètement ma montre.

   – À quelle heure ?
   – Euh, 14H15.
   – Vous serez à l’heure, nous n’en sommes plus très loin. Quel est donc votre travail ?
   – C’est le musée, vous savez, pour la gestion comptable.
   – Ah, vous aimez les chiffres !
   – Bah, disons qu’ils ne me font pas peur.

Je n’aime pas qu’on parle de mon travail. Je me glisse dans le silence de nos pas :

   – Et vous ?

Elle me répond dans un petit rire :

   – Disons que je suis de passage. J’attends mon frère et je m’ennuie beaucoup.

La conversation se poursuit par petites échappées du coin de l’œil. Nous atteignons une rue très commerçante qui débouche plus loin sur une sorte d’esplanade en hauteur.

   – Vous voici arrivé, cher Monsieur. C’est ce bâtiment jaune au-dessus. Je vous laisse là, vous ne risquez plus de vous perdre.

Nous nous arrêtons. Elle me tend sa main.

   – Merci encore, lui dis-je, sans vous je ne serai jamais arrivé à temps. Heureusement que j’aurai le reste de la journée pour essayer ensuite de retrouver ma voiture…

Elle éclate de rire.

   – Non, n’essayez pas de me faire rester ici pour vous attendre ! Je vais aller faire quelques magasins puis je rentre chez moi. Mais si vous acceptez de venir vous rafraîchir avant de repartir, je puis m’organiser pour que vous ne vous perdiez pas. Qu’en pensez-vous ?
   – Euh, oui, pourquoi pas ? Mais comment…
   – Quand vous aurez terminé votre visite, revenez ici. Vous n’aurez aucune difficulté à retrouver notre chemin jusqu’à mon petit pied à terre d’où vous m’avez vue sortir, je vous l’assure !
   – Si vous le dites…

La jeune femme me presse la main puis se retourne et se mêle aux passants en me faisant un petit signe d’encouragement. Je ne connais même pas son nom…

Deux heures plus tard, je sors du bâtiment en nage. L’entretien s’est plutôt bien passé. La conversation de courtoisie en fin de réunion m’a permis d’apprendre que ce bâtiment avait effectivement été un hôtel qui avait eu sa petite heure de gloire en 1811 lors d’un des séjours de Pauline, la sœur de Bonaparte. «Une drôle de demoiselle, celle-là, avait rajouté mon interlocuteur, toujours souffrante et toujours amoureuse, mais jamais du même ! ».

En descendant l’escalier pour rejoindre l’endroit où ma guide m’a laissé tout à l’heure, je prends conscience que quelque chose a changé autour de moi. Le silence, oui, un silence total. Pas un bruit de moteur, pas un chant d’oiseau, pas un éclat de voix. L’esplanade est maintenant déserte. Aucune voiture n’est visible. Les magasins sont fermés. Ce n’est pourtant que le milieu de l’après-midi. Arrivé au coin de la rue commerçante je comprends, en levant les yeux, pourquoi la jeune femme était si sûre que je retrouverais son chemin : une rivière d’ombrelles roses serpente entre les toits des vieilles maisons qui bordent la rue

Grasse

Je suis la rue jusqu’à ce qu’elle croise une ruelle dans laquelle le ruban d’ombrelles s’étrécit. Plus loin, cela recommence. J’ai l’impression d’être en dehors du temps. Je n’ai croisé personne. Si je reconnais quelques devantures, celles-ci me paraissent ne pas avoir été ouvertes depuis longtemps. Les ombrelles, immobiles au-dessus de moi, continuent de m’indiquer le chemin d’ombres que je dois suivre. Aucun son ne vient troubler celui de mes pas et de ma respiration. Il fait toujours aussi chaud, avec parfois un léger courant d’air plus frais qui vient me frôler. Je ne me sens pas angoissé, tout juste curieux et plutôt perplexe, désorienté. De quel tour de magie suis-je donc le jouet ? Un rêve ? Ou bien une fête mystérieuse organisée par la ville ? Non, je ne crois pas. On m’en aurait forcément parlé tout à l’heure. Et puis cette absence de tout… Je hausse les épaules. Je ne vois rien d’autre à faire que suivre cette trace.

La ligne d’ombrelles finit par s’arrêter au-dessus de l’entrée d’où est sortie la jeune femme tout à l’heure. Je jette un œil plus loin sur la petite place, déserte elle aussi, et toute propre maintenant. Je ne vois pas l’accès au parking. Il doit être en retrait quelque part. Je monte les trois marches qui mènent à la vieille porte. Elle est constituée de deux épais battants pleins sculptés en moulures carrées et surmontés d’une baie ornée d’une étoile à cinq branches. Il n’y a pas de sonnette.

La ville attend.

Je pose la main sur le bois sombre. Le battant s’entrouvre sur un silence obscur. Du fond de la pénombre pointe une voix, sa voix : « Viens ». Un effluve frais d’agrumes ou de jasmin s’échappe en me frôlant.

Dans un frisson je pousse la porte.

© Lisiere et l’auteur 2021