Comme il restait encore une ou deux heures de lumière à cette belle journée d’automne, il décida d’aller faire un tour, histoire de se calmer. Il sortit de l’hôtel et se laissa guider par son instinct. Il adorait partir ainsi à la découverte sans rien connaître des lieux où il se trouvait.
Lorsqu’on lui avait proposé de participer à ce congrès sur les enjeux de la création numérique, il avait d’abord eu envie de refuser. Il n’était pas friand de ce genre de manifestation par trop formelle. Mais il avait laissé le temps à son interlocuteur, qu’il appréciait par ailleurs, de lui donner quelques détails, dont les noms de quelques prestigieux participants qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de rencontrer. Celui-ci ayant senti son hésitation, s’était empressé de le rassurer quant aux conditions matérielles. « Pour y aller, c’est très simple : de Genève, tu prends l’avion pour Bordeaux et ensuite tu loues une voiture, c’est à peine à une heure et demie par une route à quatre voies. Beaucoup plus direct et rapide que le TGV qui t’oblige à passer par Paris et y changer de gare. En plus, nous prenons tous tes frais en charge. Alors ? ». Il avait accepté. « Secoue-les un peu, sinon ce congrès va ronronner » avait rajouté son interlocuteur ravi de sa réponse.
Mais voilà, si le trajet s’était bien passé, il n’en était pas de même de la préparation de sa présentation. À son arrivée, il n’avait pu accéder à son compte en ligne bloqué pour cause « d’activité suspecte » et il se demandait ce qui avait bien pu se produire. Il n’avait pu malheureusement contacter le service gestionnaire que par mail et la réponse avait été un message automatique :
» Merci d’avoir contacté le Service clients.
Nous savons que vous devez obtenir une réponse rapide à votre question. Cependant, suite aux recommandations des autorités sanitaires locales, nous fonctionnons actuellement avec un personnel de soutien limité. De ce fait, les délais d’attente sont plus longs que d’habitude. Nous vous prions de nous excuser de ce désagrément.
Nous vous répondrons dès que possible et vous demandons de ne pas envoyer plusieurs messages sur le même sujet afin de ne pas surcharger inutilement le service.
Nous vous remercions pour votre patience pendant que nous recherchons la réponse à votre question.
Cordialement,
Le Service clients »
Trop drôle. Son intervention devait avoir lieu le lendemain matin et il avait planifié son retour dans l’après-midi sans aucune envie de le déplacer.
Le cœur de la ville ceint de remparts dominait les méandres que la Charente formait en contrebas. Par endroits, des murs peints aux couleurs de la BD donnaient une touche de modernité qui rafraîchissait les vieilles pierres. La petite ruelle pavée qu’il suivait déboucha aux pieds de la cathédrale sur un large cours épousant le sommet des remparts. De là, il dominait la vallée du fleuve se dirigeant tranquillement vers l’océan. Plus loin, il découvrit une petite place en promontoire abritant une sculpture tarabiscotée consacrée à Mr Carnot. À angle droit, un nouveau cours dénommé « Place New-York » se dirigeait vers le centre. Il sourit en se remémorant, durant ses recherche sur internet pour localiser la ville, cette histoire de l’explorateur italien Giovanni da Verrazzano qui avait baptisé « Terre d’Angoulesme » l’actuelle baie de New-York.
Le soleil battait de l’aile, enflammant les quelques feuilles encore agrippées aux arbres en ce mois de novembre. Il s’aperçut avec amusement que son ombre s’était bien allongée, lui donnant l’apparence d’un géant sombre sur le sol de terre.
Tout à coup, il comprit comment il allait gérer sa présentation du lendemain : pas d’ordinateur, pas de projection de texte ou d’image. Il se contenterait de déambuler dans les allées en s’adressant à l’assemblée :
« Nous sommes ici pour parler de création numérique et je n’ai plus rien à vous montrer. Tout ce que j’ai pu faire dans ce domaine est resté coincé quelque part dans le Cloud. J’ai le sentiment que le fruit de mon travail a formé une ombre qui a grandi peu à peu pour se délayer dans l’obscurité du nuage binaire. Là, devant vous, je ne suis plus qu’un Artriste. »
Il sourit à cette formule, tout en se dirigeant vers l’hôtel de ville avec sa tour crénelée qu’il avait déjà repérée au début de sa promenade. Sur sa lancée, il poursuivit son discours intérieur :
« Ce n’est malheureusement pas le seul déboire dont j’ai été victime récemment, et je ne parle pas des vicissitudes quotidiennes dont nous sommes tous victimes devant nos écrans. Pour réaliser mes créations interactives, j’avais adopté il y a quelques années un logiciel dénommé « Flash » qui était devenu un peu mon « couteau suisse » et j’avais consacré de longues et pénibles journées à l’apprivoiser afin de pouvoir en faire ce que je voulais. J’avais même dû apprendre à le programmer, c’est vous dire ! J’étais devenu un Informartistien. »
À nouveau, il sourit à ce néologisme qui lui parut bien explicite.
« Oui, bien sûr, l’artiste se doit de maîtriser les techniques qui lui permettront de s’exprimer, le peintre et ses pinceaux, le photographe et ses appareils, mais il y a une différence à laquelle j’ai été récemment confronté : l’entreprise qui a fabriqué ce logiciel a décidé d’en arrêter la commercialisation. Je me suis donc retrouvé avec un logiciel dont l’obsolescence était maintenant assurée. Et pour moi pas d’alternative simple, à la différence du peintre ou du photographe qui peut toujours changer de fournisseur. Ce logiciel Flash est un modèle unique. Mais le pire est que ce fabricant a ensuite diffusé un message au monde entier des internautes leur demandant de ne plus regarder ce qui avait été créé à l’aide du logiciel. Destruction programmée ! Tout comme si on interdisait au peintre de présenter ses tableaux réalisés avec ses pinceaux obsolètes, ou comme si tous les tirages photos disparaissaient d’un coup par décision du fabricant de l’appareil ! Alors voilà pourquoi je suis seul devant vous, sans écran, sans ordinateur. Je ne suis plus que l’ombre d’un artiste qui va petit à petit se dissoudre dans le temps qui passe. Si créer se fait à partir de zéro, la création numérique permet d’y revenir bien vite. »
Doublement soulagé, il s’assit sur un banc : avec ce discours, il satisferait cette demande de « secouer » le congrès, et de plus, il n’avait plus besoin de se battre pour essayer de se connecter à son compte.
Il sortit son smartphone de sa poche et entreprit de parcourir ses messages WhatsApp, ses e-mails et ses tweets, de consulter ses pages Facebook, Instagram et LinkedIn, sans encore prendre conscience qu’il était maintenant entouré de la pénombre fraîche du soir qui bientôt deviendrait nuit.