L’Isle sur la Sorgue

La porte de la petite maison s’ouvre sur un homme dont l’âge n’est pas parvenu à fléchir la haute taille élancée. Vêtu d’une simple chemisette blanche en lin et d’un large pantalon de couleur sombre, il est coiffé d’un panama qui en a déjà beaucoup vu. Son poignet gauche est bandé. Tenant l’autre bras, sa frêle compagne, voûtée, lui arrive à peine à l’épaule. Une robe noire. Un élégant chapeau de paille ceint d’un ruban rose passé.

Alors qu’il s’apprête à descendre les trois marches menant à une pelouse grillée par le soleil, elle lui retient le bras en faisant le geste de s’éventer :

  • Crois-tu, mon chéri, que ce soit vraiment nécessaire de sortir par cette fournaise ?
  • Allez, viens, je t’ai préparé une petite surprise agréable, c’est juste au bout du jardin.
  • Tu veux dire au bord de la rivière ? Mais elle est sèche, la rivière !
  • Oui, justement. Tu vas voir…
Elle finit par relâcher son étreinte. Ils se dirigent lentement vers le lit pierreux qui court sous une haie d’arbres aux branches presque noires. Apercevant au milieu de la pierraille la petite table ronde et les deux chaises métalliques, elle retient à nouveau le bras de son compagnon :

  • Mais qu’as-tu fait ? Dit-elle en écarquillant les yeux.
  • Pas grand-chose. C’est notre petit salon de jardin. J’ai trouvé qu’il serait mieux ici.
  • Mais pourquoi ?
  • Tu vas voir : même si la rivière est sèche, il reste encore un peu de fraîcheur. Ce sera tout de même mieux que de rester enfermés dans cette baraque sombre sans électricité maintenant. Car, ma chère, ils ont choisi, comme chaque année, ce fameux jour de ton anniversaire, pour prendre quelques mesures pas toujours bien populaires, comme nous couper l’électricité maintenant.
  • Ah oui, j’avais oublié. Tu es bien sûr ?
  • J’ai vérifié avant de sortir : « Suite aux problèmes de production électrique, dès le 1er juillet, le courant sera coupé de 8H à 12H et de 14H à 20H pour tous les foyers ». Il poursuit en agitant son index comme un instituteur faisant la leçon à un mauvais élève : « Durant ces périodes, seuls les services publics et les entreprises pourront continuer à bénéficier de cette source précieuse d’énergie. »
  • Qu’est-ce qu’il fait chaud…
  • Viens t’installer, je vais t’apporter ton cadeau.
Ils descendent la berge par un petit chemin et gagnent l’installation. Elle s’assied et regarde son compagnon avec expectation. Il lui sourit, lui frôle le bras d’un geste tendre et reprend la direction de la maison. Quelques minutes plus tard, il revient avec un plateau sur lequel sont disposés une carafe en cristal remplie d’eau et deux verres. Il pose l’ensemble sur la table. Un glaçon tinte lorsqu’il verse l’eau dans les verres. Il tend l’un d’entre eux à la vieille femme. Elle le prend avec respect. Ils trinquent et avalent doucement une gorgée d’eau :

  • Ah ce goût… Rien à voir avec ce liquide au goût métallique qu’on nous distribue. Comment donc as-tu fait ? Dit-elle dans un souffle.
  • J’ai une réserve d’eau minérale à la cave pour les coups durs…
  • Mais les glaçons ?
  • J’ai remis le congélateur en route hier soir en espérant ne pas nous faire repérer et que les glaçons tiennent le coup jusqu’à maintenant. Mais ce qui compte, c’est que tu sois là, assise au frais, le jour de ton anniversaire, ce 1er juillet 2030. Tu te rends compte de la chance que nous avons ? Quand je pense que lorsque j’avais trente ans, l’année 2000 me paraissait si lointaine que jamais je n’aurais imaginé l’atteindre. C’était presque un mythe, tu te souviens ?
  • Bien sûr et nous avons fêté tous les deux nos cinquante ans l’année d’après, celle de Kubrick !
Ils se dévisagent.

  • Quel film, quand même…
  • N’empêche que tu m’avais dit ne pas avoir tout compris.
  • Et c’est toujours vrai, et je m’en fiche. Mais tu as raison, nous sommes là, maintenant, et en plus j’aurai presque l’impression qu’il fait bon, dit-elle en se servant un autre verre d’eau à peine encore fraîche.
  • Profitons-en bien, l’année prochaine, on change de dizaine…
Elle finit le verre avec un plaisir évident, le repose bruyamment sur la petite table de métal et sourit avec tendresse à son compagnon.

  • Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Silence. Même les oiseaux ont trop chaud pour l’égratigner de leurs chants.

Il lui rend son sourire d’un air gêné.

  • Oui, je sais, reprit-elle dans un soupir, ce n’est plus de notre âge.
Elle réfléchit un instant.

  • On aurait peut-être dû inviter les voisins pour mon anniversaire, non ?
  • Tu sais bien qu’ils ne veulent plus sortir de chez eux. Ils se font tout livrer par correspondance, je ne sais pas combien de temps cela va encore pouvoir durer avec les restrictions d’énergie. Et puis l’eau… Ils ont une piscine vide devant chez eux maintenant. Ce ne doit pas être bien réjouissant.
  • Il n’empêche que tu as trouvé un petit endroit bien agréable, toi. Laisse donc les chaises et la table ici, on reviendra pour ton anniversaire.
  • Mais ce n’est que dans trois mois. D’ici là, il y a bien de l’eau qui va couler sous les ponts…
  • Au moins sous celui d’Avignon, j’espère bien.
Le petit rire qu’ils échangent paraît bien fragile sous ce dôme de chaleur.
L'isle sur la Sorgue
© Lisiere et l’auteur 2021