Oléron

Il n’a pas de problème pour trouver une place sur le parking de la plage de Gatseau. Un 14 septembre reste un 14 septembre : les vacances sont terminées, tout le grand monde est parti vaquer à ses occupations, surtout que c’est un lundi maintenant.

Un an déjà. À l’époque, c’était un samedi. Elle l’avait appelé tôt le matin : « Il va faire trop beau. J’ai envie de te montrer un coin où mes parents m’emmenaient quand j’étais gosse. Tu viens ? ». Il n’avait pas hésité longtemps. Poitiers, le week-end, ils en avaient déjà bien fait le tour.

« C’est moi qui t’emmène ! » lui avait-elle annoncé, radieuse, en lui ouvrant la portière. Durant le trajet, elle lui avait parlé de son enfance, Poitiers, Poitiers, Poitiers. Elle ne s’en était pas plainte alors que lui trouvait cette ville trop petite, trop tranquille, trop lénifiante à son goût. « Et puis voilà que j’y reste encore pour finir mon doctorat. Heureusement qu’il me reste à peine un an, enfin théoriquement ». Ils n’avaient pas plus évoqué l’avenir, du moins pas à ce moment-là.

Ils étaient arrivés sur l’île juste à l’heure pour déjeuner. Elle l’avait emmené dans un petit restaurant au nom charmant, « Chez Mamelou », posé au bord d’un chenal en plein milieux des marennes. On y faisait flamber les moules dans un monceau d’aiguilles de pins. «L’églade – c’est la spécialité d’ici, mais tu peux aussi prendre des huîtres ». Ils avaient pris les deux.

Ils s’étaient ensuite dirigés vers Saint Trojan au sud de l’île et s’étaient garés sous les grands pins dominant la plage. Ils avaient emprunté un chemin qui courait à la lisière pour atteindre au bout d’une demi-heure une zone plus sauvage. Ils avaient alors quitté le bord de la forêt pour s’engager sur le sable, vaste étendue qui aurait pu faire penser au désert s’il n’y avait eu le bleu de l’océan en ligne d’horizon. La balade était très agréable avec cette température redevenue clémente et ce ciel tranquille qui se fichait des nuages. Ils avaient longé quelques poteaux plantés profond, puis des blocs de béton ensablés, moussus d’algues et pointus d’armatures rouillées, des vestiges militaires ? Il ne restait plus ensuite que le sable et l’eau, à peine une ou deux silhouettes lointaines se dirigeant vers les arbres et autant de mouettes là-haut, guettant les frémissements de l’air, indifférentes à la terre sous leurs ailes étendues. Ils n’avaient guère parlé. Pas besoin. Trop beau. Il s’était senti hors du monde.

Après avoir longtemps communié avec le sable et l’eau, leurs chaussures à la main, ils avaient fini par atteindre le terminus du petit train des sables qu’ils avaient pris pour rejoindre la voiture. Il était temps de rentrer.

À la sortie du viaduc, elle avait fini par rompre le silence : « Tu as aimé ? » – « Oui, bien sûr… » avait-il répondu dans un souffle. Il s’était senti rempli d’une énergie vitale, faite de ce mélange de sable, d’eau et de soleil. Paré pour ce damné retour à la civilisation. Celui-ci n’avait mis que quelques dizaines de kilomètres pour reprendre le contrôle : « Alors, que comptes-tu faire pour ton boulot ? », lui avait-elle dit sans quitter la route des yeux, les mains crispées sur le volant.

Question fatidique qui en annonçait bien d’autres qu’il savait venir. Un an qu’ils filaient l’amour parfait, enfin à ses yeux. Il savait qu’elle en attendait plus maintenant. Son boulot à Poitiers aurait déjà dû être terminé depuis six mois et il avait demandé un sursis qui lui avait été accordé, mais maintenant, il devait choisir : soit il prenait la direction de l’agence qu’il venait de mettre en place pour s’enterrer dans le coin un bon bout de temps, soit il décidait de passer enfin le relais pour repartir vers un autre projet d’implantation quelque part ailleurs. Et c’était la seconde option qu’il comptait privilégier. Mais il ne savait comment lui dire sans risquer une réaction en chaîne : départ, donc abandon alors qu’elle restait coincée pour au moins encore un an. Abandon, donc pas de vie commune (qu’ils avaient évitée jusqu’à présent). Et donc pas de perspective familiale. Il savait que très vite elle voudrait un enfant. Elle avait déjà posé quelques jalons discrets à ce sujet qui ne lui avaient pas échappé. Mais voilà, il ne se sentait pas prêt malgré sa trentaine bien mordillée. Il ne voulait pas tout de suite d’un avenir sur des rails.

Alors, sa question, il avait essayé de l’esquiver, maladroit qu’il était. Elle avait trop bien compris, tentant encore quelques piques avant de laisser leur silence s’installer dans le bruit du moteur. Elle l’avait déposé devant chez lui sans un mot de plus. Et il ne l’avait pas revue. Quelques jours après, il avait bien tenté de lui expliquer il ne savait trop quoi au téléphone. Elle avait coupé court par un « Nous n’avons plus rien à nous dire, je pense ». Quel caractère ! Mais quel charme… Deux mois plus tard, il avait rejoint le siège de l’entreprise à Paris, et on l’avait bien vite affecté à une autre mission d’implantation d’agence sur Bordeaux. Alors il l’avait un peu oubliée… Mais le souvenir de cette balade lui revenait souvent, parfois même en rêve, le faisant sourire à chaque fois. L’arrivée de cette date anniversaire l’avait décidé à faire le trajet.

Sortant de la voiture, il se dirige vers le chemin qui court à la lisière des grands pins dominant la plage. Un peu plus de deux heures depuis Bordeaux et revoilà. Il sourit. Puis redevient maussade. Un an pour se retrouver là. Seul. Il n’est pas revenu pour elle, non, non. Juste pour raviver les sensations de cette fameuse journée hors du temps qui lui avait si bien fait oublier son boulot, et le reste.

Et il retrouve quelques marques, l’air, la température, la lumière, l’ambiance, le contact du sable, la ligne bleue vers laquelle il dirige ses pas. Les piquets, le béton dans le sable, les oiseaux. Personne d’autre que lui.

Ses sandales à la main, il rejoint bientôt les vagues qui viennent tranquillement caresser ses orteils. Cette douce sensation de s’enfoncer lentement au gré du flux et du reflux, jusqu’à ce que le sable finisse par lui arriver aux chevilles.

Il reprend possession de ses pieds et poursuit son chemin sur la lèvre des vagues jusqu’au terminus du petit train. Mais il décide de ne pas le prendre, préférant rebrousser chemin pour ne pas faire de cette balade un pèlerinage. Surtout que la magie n’opère plus comme la fois dernière. Dans le beau tableau qu’il s’était fait de cette journée, il est conscient qu’il manque un élément central, celui qui fait que quelques heures de sable, d’eau et de lumière peuvent devenir si précieuses. Une maîtresse pièce lâchée il y a un an au bord de sa route.

© Lisiere et l’auteur 2021